Saint Marcel : Le couloir de la peur ?

Publié le par L'équipe de rédaction

Saint-Marcel, boulevard des assassins ? Une rumeur colle à ce tronçon de 750 mètres de rue qui sépare les Ve et XIIIe arrondissements de Paris : les morts par accident y seraient nombreux. Sur un feu rouge balance un papier scotché manuscrit : «Carrefour hyperdangereux.» Juste dessous, cet autre : «Delanoë meurtrier.» Près du magasin Champion, des appels à témoins concernant une collision sont accrochés sur des lampadaires.
De novembre 2004 à juin 2005, des travaux ont totalement modifié la circulation urbaine du boulevard. Depuis, la rumeur a pris corps. Riverains et commerçants l'évoquent. Mireille et Paul Doublet tiennent une librairie-papeterie. Ils la rapportent ainsi : «Il y a beaucoup d'accidents. Il y a des morts. Personne n'en parle.» André, 85 ans, ancien policier à la brigade des mineurs, attend au feu pour traverser. «Depuis cette nouvelle installation, il y a eu quatre ou cinq morts et 38 blessés.» Bertrand, croisé sur le trottoir, compte «neuf personnes tuées». Son informateur ? «Lui, il voit tout. Il est toujours dehors.» Il désigne un homme qui fait la manche et s'éloigne lorsqu'on s'approche.
Les morts ? Deux sont avérés. Deux piétons renversés en traversant la chaussée. Un homme de 55 ans en septembre 2006, heurté par une ambulance et qui décédera un mois plus tard. Puis une femme de 27 ans, en novembre. De ces deux morts, la préfecture garde une trace. Où sont passés les autres ?
«Il y a eu encore des morts» 
Transcriptions d'un conseil de quartier du 20 mars 2006. Alexandre Baetche, adjoint de Jean Tiberi, maire UMP du Ve arrondissement : «Plusieurs personnes ont été victimes d'accidents, soit 29 accidents en moins d'un an et trois morts, dont un sur le coup.» Le même Baetche reprend deux lignes plus loin : «Demandez à la police. Ces chiffres sont parus.» Même document, Daniel Laguet, directeur de la voirie : «M. Baetche dit qu'il y a des morts mais il n'y a pas de morts.» Le 30 mai 2006, lors d'un autre conseil de quartier, le bilan hypothétique s'alourdit. C'est «Thomas» qui parle «Enfant du Ve arrondissement» qui a vécu «toute» son «enfance boulevard Saint-Marcel» : «Ces aménagements tuent, puisqu'il y a une dizaine de morts.» Il n'est contredit par personne.
Le 26 novembre, dans l'émission de Marc-Olivier Fogiel sur M6, Françoise de Panafieu, maire UMP du XVIIe, a laissé planer le doute : «Boulevard Saint-Marcel, il y a eu encore des morts.» Il faut noter le «encore». Le quartier, remarque Sylvie Carré, opticienne, «est un peu un village. Les gens font leurs courses et bavardent». Contacté par Libération, Alexandre Baetche s'emmêle un peu. Il n'a «rien contre les couloirs de bus mais la solution adoptée n'était pas la bonne». Et il finit par dire que ces décès sont intervenus «quatre à cinq mois après les accidents». Ils n'ont donc pas été «comptabilisés» par la police. Comment l'a-t-il su ? «Ce sont des gens qui nous l'ont dit», assure-t-il. «Je ne vais pas m'amuser à utiliser des morts et des blessés à des fins électorales, moi-même j'ai failli être tué.» 
Et la police justement, qu'en dit-elle ? La Préfecture reconnaît que les accidents ont crû pendant les travaux. Ainsi, ils sont en augmentation, pour 2005, de plus de 135 % par rapport à 2004 (de 13 accidents faisant 16 blessés, on est passé à 31 accidents faisant 38 blessés).
Les travaux, les accidents et les morts du boulevard constitueraient-ils un enjeu de campagne, brandi par les opposants à la politique Delanoë ? Pour le maire du Ve, pas question d'instrumentaliser les victimes. Juste de lâcher les chiens sur ce plan de circulation qu'il juge «ubuesque et kafkaïen». «Nous demandons que le bon sens l'emporte. Les gens n'y comprennent plus rien, c'est invivable», lâche Jean Tiberi, qui évoque les «mensonges» de Bertrand Delanoë quand celui-ci parle de concertation.
«Dans cet arrondissement, on est en campagne en permanence», tranche un riverain. A la Mairie de Paris, la circulation et l'énervement des Parisiens sont surveillés comme le lait sur le feu. «Il ne faudrait pas faire passer le boulevard Saint-Marcel pour un endroit où c'est l'hécatombe quotidienne», lâche ce proche du maire de Paris. Au lendemain du dernier accident mortel, la mairie a d'ailleurs publié un communiqué. Elle y rappelle que les accidents mortels survenus récemment ne sont pas dûs aux travaux mais à la «prise de risque» des piétons qui ne traversent pas dans les clous.
«Il y a cette impression d'insécurité» 
Par-delà les morts ­ réels ou fantasmés ­, ce sont les risques d'accident qui traumatisent le boulevard Saint-Marcel. La principale du collège Raymond-Queneau l'assure : «On a tous senti passer le vent du boulet.» Des motos l'ont frôlée, sur le trottoir. «Il y a cette impression d'insécurité», dit Claude Delpierre, qui tient un magasin d'autoradio. L'insécurité se double, pour les commerçants, d'un manque à gagner dont tous se plaignent. «Tout le monde s'est déjà trouvé en situation d'accident, à faire un pas en arrière au moment où l'on s'engage.» Des pétitions qu'il a fait circuler «contre cet aménagement dangereux» ont récolté, dit-il, plus de 10 000 signatures. Beaucoup parlent du danger de passer l'autre rive. «On rencontre des personnes âgées en face. Elles ne traversent plus. Des voisins leur font les courses», note Bertrand Meynieux, pharmacien. Au numéro 26, Eva a porté assistance à un homme qu'elle a «vu voler sur le capot d'une voiture et qui voulait se relever tout de suite». Au 63, Françoise Dugas tient le Lavoir d'Yvette, un pressing. Elle a vu l'accident qui a coûté la vie à la deuxième victime avérée, l'homme heurté par une ambulance. Il traversait le boulevard. Pour la mairie et la préfecture, le feu piéton était au rouge. Selon la commerçante, il est «parti comme une balle de ping-pong à trente mètres». D'autres témoins racontent qu'il a laissé la «marque du crâne sur le pare-brise» du véhicule. «C'était extrêmement violent», ajoute la principale.
Les riverains relient l'aménagement aux accidents. Ils ne comprennent pas grand-chose au plan de circulation. Un des techniciens l'avoue : «C'est difficile à expliquer avec des mots». Pourtant, son but s'énonce clairement : il s'agit d'avoir un bus, le 91, plus régulier, plus accessible, qui s'approche d'un «bus à haut niveau de service» en reliant les gares Montparnasse, d'Austerlitz et de Lyon. Ce modèle, autour de la ligne 91, figure dans le plan de déplacement urbain de l'Ile-de-France. Il est le résultat des cogitations de l'équipe du projet Mobilien dirigé aujourd'hui par Emmanuel Martin, qui a commencé à travailler dès l'élection de Delanoë. Plusieurs propositions ont été faites par les ingénieurs de la voirie, discutées dans la commission extra-municipale de déplacement (où siègent l'Etat, la région, le syndicat des transports d'Ile-de-France, les maires d'arrondissement et la préfecture de police). Un projet a été finalement validé. Puis des simulations informatiques réalisées, notamment sur la circulation pour les rues adjacentes. «Plus de deux ans et demi après la première décision», explique un technicien ; après de nombreuses discussions et une délibération au conseil de Paris, les travaux ont pu commencer.
«Il y a un manque de logique» 
Pour Saint-Marcel, il en coûtera 3 millions d'euros. Ce tronçon «était le point le plus dur avant qu'on y fasse des aménagements», rapporte Emmanuel Martin. Les gens se garaient jusque sur les arrêts de bus. Pour y remédier, Mobilien a sorti ce «couloir bidirectionnel». Désormais, le bus circule à double sens d'un côté du trottoir (et non au milieu de la chaussée) et les voitures se croisent de la même manière de l'autre côté. Ce qui signifie, pour le piéton, quatre sens de circulation. D'où la tête qui tourne et les yeux qui cherchent au moment de traverser. Un riverain poète a surnommé le boulevard «le Hachoir». En outre les véhicules ­ ambulances, cars Air France, bus RATP ­ roulent à vitesses différentes, ce qui accentue le danger. «Cette notion de couloir bidirectionnel est quelque chose d'un peu nouveau dans Paris. Pourtant ce système existe déjà à Evry et à Lille, où il fonctionne correctement, commente un conseiller à l'urbanisme. C'est pour cela que la préfecture l'a validé.» 
Au début des travaux, les panneaux des aménagements étaient si complexes à lire ­ «un plat de tagliatelles», décrit un usager ­ que des habitants les ont photographiés et échangés par mail pour en rire. En août, un bureau d'études a «corrigé» le tir. Il fallait «fluidifier» la circulation, simplifier les traversées et recaler les feux. Surcoût : 400 000 euros. «Je ne dis pas que c'est parfait et extrêmement commode», reconnaît un conseiller à l'urbanisme de la mairie.
«Les gens qui ont fait cela ne reconnaîtront jamais leur erreur», s'énerve Claude Birnbaum, un architecte qui s'affirme «de gauche», et dont le cabinet donne sur le boulevard. Il a multiplié les courriers d'indignation à la mairie. «Ce sont des cons qui voulaient faire des petits dessins dans leur coin» dit-il. «Quand vous observez les passants sur les passages piétons, ils sont perdus, indique un chauffeur de bus, habitué du boulevard. Il y a un manque de logique.» 
Pourtant, d'après Emmanuel Martin, le résultat est à la mesure des attentes : il assure que la régularité des bus a augmenté de plus de 50 % pour le boulevard. Sauf qu'en fermant sa boutique à la même heure, Françoise ne peut plus prendre le train de 19 h 14 à Austerlitz, comme avant les travaux. Autre bémol, les automobiles roulent moins bien aux heures creuses. C'était aussi un effet des nouveaux aménagements ­ non officiellement recherché ­ de décourager la circulation sur cet axe et de la reporter ailleurs. Quant aux accidents, ils sont analysés de près. «On n'a pas réussi à déterminer une typologie d'accidents liée à l'aménagement», constate un technicien. Qui reconnaît qu'un fonctionnement latéral ­ comme Saint-Marcel ­ est moins «intuitif» qu'un fonctionnement «axial» . Il redoute aussi que la multiplication des panneaux ait fini par rendre encore plus difficile la lecture du site. Mais aussi qu'à vouloir trop sécuriser le piéton, «on lui a donné trop confiance. Résultat : il prend plus de risques». 
Une réunion devait avoir lieu en fin de semaine dernière où l'utilisation des codes devait être proposée sur le tronçon. Le boulevard a toujours fait peur. Au collège Raymond-Queneau, Emmanuel Roussel, représentant de la FCPE, raconte que sa «préoccupation» ne date pas du début des travaux, mais bien avant. Il a réclamé un gardien de la paix pour aider les élèves à traverser. Depuis, il attend.
Didier ARNAUD (Libération)
 
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